La longue histoire des "bandits d'honneur" corses, seigneurs controversés du maquis

bandits corses petit journal

A leur apogée, ils s'étaient eux-mêmes couronnés "rois du palais vert" et avaient annexé des territoires entiers de l'île. Les bandits, figures pittoresques de la société corse (comme en Sardaigne), ont nourri les plus grands fantasmes et abondamment alimenté la chronique française, pendant près de 4 siècles, jusqu'à leur "éradication" officielle dans les années 30.

Quelles sont leurs origines, et pourquoi ont-ils tant marqué la vie insulaire, jusqu'à faire parler d'eux dans le monde entier ? L'honneur avait-il toujours sa place dans leurs motivations et leurs actions ? Comment un phénomène aussi profond a-t-il pu être éradiqué par l'Etat ?

Après la lecture du captivant roman de Marcu Biancarelli, Orphelins de Dieu, je me suis plongé dans plusieurs essais et ouvrages historiques pour dresser un portrait ambivalent du bandit corse, et suivre ses évolutions au fil des siècles. Préparez-vous à une lecture fleuve mais rocambolesque.


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De la vendetta au banditisme en Corse

Placer la naissance du banditisme sur une frise historique s'avère, autant le dire tout de suite, mission impossible. La violence, l'existence en marge de la civilisation, l'instabilité sociale semblent avoir fait partie de la vie insulaire depuis l'Antiquité. Jaussin, chroniqueur français du 18ème siècle, résumait bien cet héritage singulier : "On ne voit guère de nations en Europe dont l'histoire soit plus ténébreuse et embrouillée que celles des corses."

Bien plus tard, en 1980, Alexandre Sanguinetti étaye les propos de Jaussin : "Jusqu'à la France, nous n'avons jamais été citoyens, toujours soumis par l'extérieur, connaissant depuis Rome 19 changements de domination, 17 révoltes générales , 7 périodes d'anarchie. Autant dire que nous avons rarement connu une justice impartiale, parce qu'elle ne pouvait guère s'exercer au milieu de tant de troubles."

bandit corse

Ténébreuse, troublée, embrouillée. Voilà comment la plupart des historiens et observateurs de l'époque décrivent la société corse. Et qui de mieux placé que l'Infernu, anti-héros du roman Orphelins de Dieu, pour incarner la noirceur viscérale de la Corse ?

Je crois comme ça que cette ordure qui est Notre Seigneur a pris un peu de tous les ingrédients les plus pourris de la nature humaine et qu’Il a foutu tout ça dans un bocal, avec nous au milieu pour voir ce que ça pourrait donner, et comme ça Il saurait, et Il éviterait de reproduire partout le même potage. Je ne crois pas qu’Il y arrive vraiment, mais disons que dans son expérimentation du pire, Il nous a choisis parmi les cobayes les plus zélés.
— L'Infernu

[Si je ne l'ai pas déjà fait, je vous invite à vous plonger dans cette fiction magnifique et brutale. C'est un pur western méditerranéen qui vous plongera dans les entrailles de l'île et au plus profond de l'âme torturée de ses personnages.]

Dans les faits, c'est souvent une question de haine personnelle ou de vengeance villageoise, alimentées par un amour-propre exacerbé, qui meurtrit la vie locale ; l'absence de garde-fous étatiques laissant libre cours aux querelles violentes et à la vendetta.

Dans La Nouvelle Corse, en 1931, alors que le gouvernement français tente de se débarrasser des derniers bandits, le Dr Lucchini croit situer les origines du banditisme "sous la domination génoise, et pour la raison bien simple qu'il n'y avait pas alors de justice dans l'île." Pour autant, dans le même journal, et la même année, Vincent de Moro Giafferi considère que "le banditisme a toujours été une tare".

Qu'il y ait eu dans l'île des brigands, des assassins, des voleurs et bandes de hors-la-loi en tous genres, depuis toujours, ça ne fait aucun doute. Toujours est-il que le "père de la patrie", Pascal Paoli, hérite de cette plaie sociale dès le début de l'indépendance. Sa politique passe irrémédiablement par la lutte contre la vendetta, qui à l'époque fait des milliers de victimes et gangrène des communes entières. Parfois même, banditisme et vendetta s'entremêlent, quand une vengeance par le sang oblige à prendre le maquis ou lorsqu'une famille endeuillée s'achète les services d'un bandit redoutable pour régler ses différents avec ses ennemis.

"Pascal Paoli, qui voulut réformer son pays mais qui n'en eut pas le temps, s'attacha à instituer sa "ghjustizia paolina" en déclarant une guerre impitoyable aux brigands comme à ceux qui pratiquaient la "vindetta", explique Paul Silvani dans Bandits corses, du mythe à la réalité. En vain, selon l'auteur, puisque Pascal Paoli "ne put triompher de ces habitudes, pas plus que les "procuratori" génois, les "parolanti" (médiateurs) ou les "paceri" (pacificateurs) ne le purent."

S'il ne faut pas sous-estimer l'effet de la "Ghjustizia Paolina" sur la réduction drastique des assassinats dans l'île, le problème est que le banditisme - comme la vendetta - ressurgit rapidement après les périodes de stabilité (même fragiles). Que ce soit sous la domination contestée de Gênes, dans l'après-indépendance, sous la Révolution ou en marge des conflits européens des 19ème et du 20ème siècles, la violence connaît un fort regain dans l'île. "Le banditisme est une plaie qui s'ouvre en Corse au lendemain de toutes les grandes convulsions", commentait Henri Omessa dans L'Eveil, en 1931. "Cette recrudescence est évidemment dûe au relâchement général qui suit ces périodes troubles".

Les brigands pullulent alors, jusqu'à composer des hordes puissantes et intouchables. Marcu Biancarelli inscrit justement le voyage vengeur et rédempteur de ses personnages dans le sillage d'une célèbre bande armée qui sévissait en Corse au début du 19ème siècle, après la chute de l'empire napoléonien. L'Infernu, encore, bandit à l'article de la mort, y célèbre la toute-puissance des "rois du palais vert" : "Là où s'arrêtent les routes et les bornes du conquérant, là où commencent les noires forêts et les montagnes escarpées, là où s'ouvrent les défilés sauvages et où sont perchés les villages perdus, nous sommes les maîtres."

Cette période d'instabilité majeure en Corse voit donc apparaître un nouveau genre de bandit : plus aguerri, justifiant ses actes comme des marques de rébellion contre l'occupant français, il s'acoquine avec d'autres brigands et renégats pour se renforcer et devenir quasiment inattaquable.

Après la chute de l’empire, la Corse est à nouveau déchirée par des guerres privées au nom de la vendetta, et avec ses conséquences ; la formation de bandes armées, le racket et, souvent, pour leur donner une couleur politique, la résistance à l’autorité publique et à la tutelle de l’Etat. Sous la Restauration, Théodore Poli, Gambini, Sarocchi et Gallochio n’hésitent pas à invoquer l’indépendance.
— Paul Silvani, "Bandits Corses"

C'est cette fameuse "bande de Poli" qui en appelle à la rébellion insulaire et se fait "l'héritière des patriotes", pour s'attirer la "secrète indulgence" des habitants, selon les mots du grand Vincent de Moro Giafferi (La Nouvelle Corse, 1931). Près de 200 ans plus tard, cette association de pillards armés jusqu'aux dents reste gravée dans l'Histoire, aux côtés d'autres grands noms du banditisme corse.

Parlons un peu des plus célèbres d'entre eux.

Les bandits corses les plus célèbres

Gallochio, Rognoni, Antoine et Jacques Bonelli (dits "Bellacoscia"), Théodore Poli, Ambroise Sanguinetti, François Caviglioli, Nonce Romanetti, Joseph Bartoli, Pierre-Jean Massoni, André Spada, Mathieu Poli… La liste est longue, et comme certains historiens ont pu le faire, on pourrait en écrire les chroniques sur plusieurs centaines de pages.

Je vais m'arrêter sur quelques noms parmi les plus fameux : Théodore Poli, Nonce Romanetti, Antoine Bellacoscia, Mathieu Poli et André Spada. Ces hommes sévissaient en Corse-du-Sud, entre Bocognano et Piana, mais aussi en Centre-Corse ; pour Thomas Forester, "la forêt de Vizzavona, et juste au-dessous Bocognano", étaient "le quartier général des plus dangereux bandits."

Théodore Poli, "roi de la montagne"

Théodore Poli est à l’origine de la "République des bandits", une communauté de hors-la-loi qui vivait dans la forêt d’Aitone au début du 19ème siècle. "En 1821", nous raconte Paul Silvani dans son ouvrage historique, "la principale des bandes qui mettent à sac certaines régions de l'île est celle de Théodore Poli. [...] Ce bandit réunit autour de lui les deux ou trois centaines de malfaiteurs qui ont signé la Constitution d'Aitone, et l'ont proclamé roi de la montagne".

Né après la période d'indépendance paoliste, Poli a pris le maquis après s'être évadé en tuant ses gardiens (on l'avait condamné pour désertion) ; un peu à l'instar des grands pirates, le bandit a ensuite réussi à mobiliser des dizaines de brigands, ex-soldats, bandits de carrière sous sa direction, pour soumettre le clergé de la région du Liamone à son "impôt révolutionnaire".

Il échappe pendant un bon moment au bataillon des voltigeurs corses (créé précisément pour lutter contre sa solide bande de voleurs et d'assassins) avant d'être trahi par un berger, et abattu devant sa cabane par un trio de voltigeurs insulaires.

Certains de ses "hommes" ont fait le choix de quitter la Corse, pour continuer leurs exactions en Sardaigne ou s'engager militairement en Grèce, où leurs exploits firent grand bruit.

Romanetti et le "Palais Vert"

Il fait partie des derniers bandits corses, et avait lui-même surnommé le maquis son "Palais vert". Nonce Romanetti a défrayé la chronique de l'époque, car l'homme était politiquement engagé et fréquentait le beau monde - à sa manière.

Condamné très jeune pour une agression au stylet (couteau corse), puis pour d'autres assassinats consécutifs, Romanetti se joue de l'ordre et des autorités en s'arrangeant une vie fastueuse au cœur de la forêt corse. Il accueille journalistes, stars et politiciens dans son "palais vert" pour des soirées qui font parler jusqu'aux Etats-Unis et en Angleterre. Les bourgeois et nouveaux riches font tout pour rencontrer le plus grand bandit de l'époque...

Pour avoir raison de ce seigneur du maquis, il fallut vraisemblablement une trahison, comme souvent avec ces personnages à la fois adulés et détestés. Romanetti a trouvé la mort dans une embuscade nocturne, en 1926, sur la route de Lava.

Mathieu Poli, la brute intenable

Tout ce que l'on retiendra de ce bandit, c'est qu'il faisait partie de la pire engeance dans cette catégorie de hors-la-loi. Violent et querelleur dès son enfance, Mathieu Poli passe d'abord par la case prison à Nîmes, avant de revenir en Corse où il acquiert rapidement le surnom de "bandit percepteur", ou "banditu parcitori" en langue locale.

Ses multiples forfaits finissent par le mener au bagne, à Cayenne, mais le bandit réussit à s'évader et à revenir dans son île natale - il fallait une grande volonté - pour mener à bien sa vendetta personnelle contre son oncle (pour une sombre histoire de succession familiale).

Les gendarmes l'abattent en 1903... Mais l'histoire ne nous dit pas tout sur la fin tragique de Mathieu Poli. Pour en savoir plus sur sa vie, CorsicaMea détaille sa biographie ici.

La saga des frères Bellacoscia

Quelques mots maintenant sur Jacques et Antoine Bonelli, deux marginaux devenus objets médiatiques, touristiques et littéraires. Les deux bandits, appréciés par la population, ont vécu dans le maquis pendant plus de... 40 ans. A l'origine de leur échappée verte, comme souvent, on trouve des crimes passionnels ou administratifs, et particulièrement des assassinats et enlèvements - notamment la tentative de meurtre sur le maire de Bocognano.

antoine bellacoscia bandit corse

Leur surnom de "Bellacoscia" ("belle cuisse"), ils le doivent à leur père, coureur de jupons, polygame et géniteur d'une vingtaine d'enfants. Les deux frères renforcent donc la renommée familiale en s'ouvrant à la presse de l'époque, avide de sensationnalisme corse, et en échappant en même temps aux multiples tentatives d'arrestation des gendarmes français.

Leur vie d'ermites bénéficie du soutien de la populace et de la haute société française et internationale, qui voient en eux de vrais bandits d'honneurs, y compris au sens "romantique". Il faut dire que les Bellacoscia ne volent pas les habitants, contrairement à d'autres ! Certains entrepreneurs se paient même leurs services pour assurer la protection de projets dans l'île. En tout cas, c'est la réputation que leur construit le journalisme en cette fin 19ème...

A l'instar de Romanetti, ces "héros de broussailles", comme les surnommait Le Figaro, accueillent souvent des grands noms comme de simples touristes sur leur domaine. Leur pseudo-cavale prend fin d'abord pour le vieil Antoine, qui se rend aux autorités en espérant une grâce qu'il n'obtiendra pas (mais il sera temporairement banni de l'île, avant d'y mourir en paix), puis pour Jacques Bellacoscia qui s'éteint discrètement en 1895, toujours dans le maquis...

André Spada, un dangereux illuminé

Spada. Un drôle de personnage dont le nom résonne encore aujourd'hui dans l'île, tant sa fin a marqué la société corse. D'origine corso-sarde, ce futur bandit à la jeunesse laborieuse commence par chercher des problèmes dans l'armée, d'où il déserte en 1917 ; condamné pour sa fuite, il se réengage jusqu'en 1921, année au cours de laquelle il revient dans l'île.

andré spada bandit corse

Sa "prise de maquis" se fait l'année suivante, lorsque, pour défendre ses amis arrêtés par des gendarmes, il ouvre le feu sur l'un de ces derniers et en tue un. Spada va devenir en quelques années un bandit sanguinaire, à fleur de peau, progressivement marqué par une profonde spiritualité - une forme de mysticisme que l'on doit certainement à sa grande émotivité et à son sentiment d'isolement grandissant. Il dira dans ses mémoires : "C'est à ce moment là, dans ma profonde solitude que j'ai commencé à apprendre à connaître Dieu".

Après la mort de son ami, le bandit Romanetti, puis l'assassinat (par erreur) de deux proches de son ex-compagne, Spada se morfond. Il trouve le réconfort dans les bras d'Antoinette Leca, ex-compagne de Romanetti, et se terre sur les hauteurs d'Ajaccio où il se proclame à son tour "Roi du Palais Vert". Des journalistes l'approchent ; un réalisateur vient même le filmer en échange d'une forte rétribution financière.

Spada fait partie des derniers hors-la-loi à résister - en vain - à l'expédition militaire de 1931 menée en Corse par l'Etat, pour éradiquer les bandits de grand chemin. Quasiment fou, il vit comme un sauvage affamé, jusqu'à se que les gendarmes viennent le "cueillir" à Coggia, dans la maison de ses parents. Spada est condamné à mort, et exécuté le 21 juin 1935. Si votre curiosité a été piquée par l'aventure de Spada, CorsicaMea en parle plus longuement ici.

Bandit d'honneur ou bandit racketteur ?

L'image du bandit d'honneur doit beaucoup au succès littéraire de Colomba, œuvre majeure de Prosper Mérimée écrite en 1840.

Pourtant, cette longue nouvelle reste une "mosaïque de récits" romantique et simplificatrice, et les chroniqueurs insulaires l'ont souvent fait remarquer ; l'autrice Katy Peraldi regretta ainsi que les écrivains avaient "assassiné le banditisme" en voulant lui donner ses lettres de noblesse.

affiche film colomba

Dans la même veine, André Négis se place en opposition avec l'imaginaire romanesque du banditisme insulaire, dans une tribune publiée dans La Jeune Corse, en 1931 : "Le bandit corse est un article essentiellement littéraire mis à la mode par Prosper Mérimée. [...] On glisse sur ses méfaits pour insister sur son esprit chevaleresque."

Revenons donc à l'essentiel pour tenter de comprendre ce qu'était réellement un bandit. Par principe, en Corse comme dans d'autres régions méditerranéennes, celui qui était mêlé à une vendetta pouvait prendre le maquis et devenir ainsi "bandit d'honneur" ; dans cette situation, sa famille, son clan, ses proches le soutenaient dans sa vie de hors-la-loi. Elie Papadacci (Les Bandits d'honneur et leurs légendes) écrit justement que "la plupart avaient entre eux un point commun : le malheur initial qui les avait jetés hors de la loi de la société. Ce malheur, presque toujours, c'était une vendetta."

Sensibles à l’injure, ils ne la laissent pas passer sans en tirer vengeance. [...] Cet esprit de vengeance dérive de la haute idée qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur indépendance.
— Pascal Paoli

La vie d'un bandit se plaçait traditionnellement sous le signe des "3 S" : Sciopetto, Stiletto, Strada (fusil, stylet, fuite).

Paul Valery, au moment d'écrire son fameux Voyages en Corse, à l'île d'Elbe et en Sardaigne, revient sur l'étymologie du terme "bandit". Alors qu'il randonne à proximité de la tour de Girolata, il croise un jeune bandit avec lequel une conversation s'engage : "Il m'avoua qu'il était bandit, ce qui ne veut pas du tout dire brigand, mais contumace, prévenu, poursuivi par la justice. Cette expression italienne "bandito" (banni, proscrit) a conservé son sens politique et n'a rien d'infamant."

Le reporter continue plus loin avec une autre anecdote, entendue dans l'île lors de son passage. Le président de la chambre de justice de Bastia, M. Desclaux, serait (paraît-il) tombé une nuit sur un bandit "armé jusqu'aux dents, à la barbe épaisse et au visage sinistre", qu'il avait lui-même condamné à mort quelques mois plus tôt ! Pourtant, le bandit en question l'aida quand même à retrouver sa route avant de disparaitre dans le maquis.

En partageant ces rencontres réelles et ces rumeurs, Paul Valéry abonde dans le sens des journalistes et écrivains de son temps, à l'instar de Maupassant ; dans la nouvelle Un Bandit corse, l'auteur se laisse aller à une description idéalisée des bandits, qui "ne sont point des malfaiteurs, car jamais ils ne voleraient les voyageurs".

Mais comment peut-on considérer tous les bandits, dont certains ont été cités plus haut dans mon article, comme des personnages systématiquement "honorables", alors qu'ils commettaient souvent des meurtres de sang-froid et rançonnaient la population comme l'Eglise, jusqu'à s'arroger tous les pouvoirs sur des activités comme le transport postal ?

"On y trouve bien des bandits (et il serait puéril de le nier)" croit savoir le journaliste Marc Leclerc en 1925, dans les colonnes de La Corse. "Mais ces bandits, à de très rares exceptions près, ne sont point des brigands. Ce sont, la plupart du temps, de braves gens un peu farouches qu'un geste trop violent a mis en délicatesse avec l'autorité, et qui n'en veulent absolument qu'à leurs ennemis personnels."

Comme Paul Silvani, on peut se demander si "la frontière entre le banditisme et le brigandage" a véritablement existé...

La vérité, si on tente de l'exprimer avec un regard contemporain, nécessite plus de nuance. Ces hommes étaient toujours des meurtriers ; parfois légitimes du point de vue du "droit coutumier" insulaire (on ne devait pas se dérober de sa vengeance par le sang), parfois emportés par leur tempérament violent et leurs marginalité dans des forfaits à répétition, tout à fait condamnables sur le plan moral et légal.

L'opinion de l'époque, pourtant, en avait décidé autrement. Et les bandits savaient jouer de leur pouvoir médiatique.

L'influence politique, culturelle et médiatique des bandits

Certains d'entre eux avaient bien pesé le poids de leur influence sur la société locale, voire au-delà de l'île. Sur le plan littéraire d'abord, la figure du bandit corse a nourri de nombreuses nouvelles et quelques romans, de Mérimée à Maupassant, ainsi qu'une abondante série d'ouvrages historiques.

On l'a vu, le banditisme faisait également les choux gras de la Presse nationale, laquelle dessinait plutôt une image d'Epinal du maquisard corse. Et ce jusqu'au début du 20ème siècle, alors même que le gouvernement français mettait toutes ses forces dans la lutte contre les derniers grands délinquants qui sévissaient dans l'île...

Entré en banditisme en 1928, Joseph Bartoli devait devenir un interlocuteur en quelque sorte privilégié de L’Eveil, qui lui ouvrait ses colonnes avec un zèle surprenant.
— Paul Silvani, "Bandits corses"

La vie politique n'était pas en reste. Entre la manipulation publique de Bellacoscia qui tentait d'obtenir la grâce présidentielle de Sadi Carnot, les influences locales de Romanetti pour faire élire ses candidats, Bartoli qui se faisait quasiment le correspondant des éditeurs d'un grand journal, ou encore Spada qui se fendait de tribunes à charge dans les médias, les politiciens de l'époque en ont vu de toutes les couleurs.

Il y a enfin un autre aspect de la culture insulaire qui s'est - en quelque sorte - enrichi avec la longue existence des bandits : les "lamenti", chants traditionnels corses. "Le Lamentu exprime une plainte, un gémissement, la mélancolie, l'élégie. Nombreux sont ceux qui ont été composés ou chantés par des bandits", explique encore Paul Silvani.

3 siècles de lutte contre le banditisme

Si on retrace l'épopée du banditisme corse, quelques périodes-clés jalonnent les 3 derniers siècles. Car, vous l'avez certainement compris, les autorités ont tenté de nombreuses fois de mettre fin à ce phénomène endémique, par une lutte structurelle ou des expéditions armées.

Voici les plus importantes.

La célèbre “Ghjustizia Paolina”

Au milieu du 18ème siècle, Pascal Paoli, désireux de construire une société corse indépendante et solide, met en œuvre un vaste plan politique et social avec, notamment, la création d'une Université à Corte, une constitution avant-gardiste, la séparation des pouvoirs et une justice novatrice interdisant (entre autres) la vendetta. Sa sévérité, nécessaire à l'époque, réussit à réduire la violence communautaire et à faire chuter le nombre de bandits... Temporairement.

L'engagement des Voltigeurs corses

Sous la Restauration, les méfaits des bandits sont à ce point néfastes que le gouvernement décide de la constitution d'un bataillon exceptionnel dont le rôle est de palier l'incapacité de la gendarmerie et de mettre fin aux exactions des hors-la-loi et des bandes racketteuses (dont celle de Théodore Poli).

Entre 1820 et 1823, plus d'une cinquantaine de gendarmes sont ainsi tués ou gravement blessés, bien moins que les criminels qui ne comptent qu'une quinzaine de morts ou d'arrestations. Selon Paul Valery, chroniqueur de l'époque, "le service des douaniers, en Corse, comme celui de la gendarmerie, est en état de guerre et les années devraient y compter double". On recrute alors à tour de bras, et pour un bon salaire, des dizaines de corses aguerris et n'ayant pas peur du bandit. Pour le meilleur, comme pour le pire.

voltigeurs corses

"A l'époque, le corps de voltigeurs corses créé en 1822 en vue de renforcer les brigades de gendarmerie et de faire la chasse aux bandits était largement utilisé", commente Paul Silvani, "mais nombre de ces voltigeurs étaient souvent d'anciens bandits désireux d'accomplir leur vendetta". Car oui, les bandits pouvaient aussi se faire la guerre, et tout moyen était bon pour arriver à ses fins.

La prohibition du port d'armes et l'opération contre les Bellacoscia

Couplée à une forte répression, l'interdiction du port d'armes sous le Second Empire permet de resserrer l'étau sur les bandits résistant encore dans le maquis corse. Les journalistes de l'époque pensent voir là les prémices de la disparition des bandits ; l'un d'entre eux écrit, dans le journal Le Temps, en 1892, que "devant la répression impitoyable qui réduit les bandits à l'état de fauves sans cesse traqués, le banditisme a perdu son attrait".

C'est toutefois une période riche en célébrités du côté des bandits, et particulièrement pour les illustres Bellacoscia, dont j'ai parlé plus haut. En 1887, l'Etat tente une énième expédition punitive dans l'île, espérant mettre fin à leur cavale qui dure depuis des décennies. Mais les bandits, aidés par la population, se terrent si bien que les autorités en sont réduites pour plusieurs années à conserver quelques détachements policiers dans la région. Histoire de faire bonne figure.

Avec eux s’en vont nos légendes, le parfum d’originalité qui se dégage de notre île, notre poésie, nos traditions d’antan, notre pittoresque, les corses étant persuadés que le bandit était un personnage indispensable à la Corse, et que sans lui le maquis serait d’une désespérante banalité.
— Un journaliste corse, fin 19ème

On raconte même - y compris de la bouche de certains gendarmes dépêchés dans l'île - que Bellacoscia sauva la vie de quelques-uns de ses poursuivants lorsque ceux-ci faillirent périr d'une chute en montagne... Ironie du sort.

La vaste opération anti-banditisme de Pierre Laval

Hélas - ou heureusement - la fin des bandits n'est repoussée que de quelques décennies. Entre les deux grandes guerres mondiales, en 1931 précisément, le gouvernement dirigé par Pierre Laval (futur collabo) décide de ratisser la Corse pour en extirper ses derniers bandits. On vise notamment Romanetti, Bartoli et Spada, pour ne citer qu'eux.

Il faut dire qu'à l'issue de la première guerre mondiale, pour reprendre les mots d'Elie Papadacci, "la vie était devenue intenable en Corse, où quelques bandits, tels de vrais monarques, régnaient en maîtres absolus, faisant la loi". Pire encore, sur un ton peut-être un peu sensationnaliste, Georges de la Fouchardière (journaliste de L'Oeuvre) assure qu'un bandit capturé "est encore plus redoutable qu'un bandit en liberté. Le juge d'instruction chargé de son affaire tombe malade, et aucun autre juge n'est assez bien portant pour reprendre le dossier. Les jurés se récusent tous pour des raisons de parenté".

affiche bandits corses le petit journal

Des centaines de représentants de la loi quadrillent alors la Corse, durant des mois. Les arrestations et détentions - contestées vivement par un pan de l'opinion publique et de l'opposition politique - de proches se multiplient. On coupe tous les soutiens aux bandits qui mènent une vie de misérables, continuellement sur le qui-vive, parfois mourant de faim ou de maladie.

Si quelques-uns se rendent d'eux-mêmes, certains bandits, à l'instar de Romanetti, Perfettini, Castelli et Bartoli, sont abattus à cette époque par des particuliers appâtés par la prime des pouvoirs publics, ou par des entrepreneurs et bergers soumis au racket.

Avec l'exécution d'André Spada, la campagne répressive de Laval prend fin. Officiellement, les bandits ne sont plus qu'un souvenir en Corse.

Pour approfondir votre culture sur les bandits corses

Nous voilà au bout de ce reportage approfondi - comme je vous l'avais promis en début de page. Mais peut-être aimeriez-vous prolonger votre immersion dans le monde des bandits lors de votre prochain séjour dans l'Ile de Beauté ?

Si tel est le cas, il existe un endroit très particulier en Balagne, sur la commune de Feliceto (dans les terres, au sud de L'Ile-Rousse). Là-bas se trouve la Maison du Bandit, ou “Maison de la Falcunaghja”, construite dans un contrefort rocheux comme un habitat troglodyte. Les locaux vous diront qu'elle fût construite au 17ème siècle par un maire de Speloncato, puis que les bandits en firent leur point de repli. Spada lui-même y aurait séjourné.

maison du bandit en corse - jon ingall

En réalité, la maison a été édifiée au milieu du 19ème siècle par un ancien notable de Feliceto. Mais peu importe... Son sentier et sa légende suffisent déjà à l'ajouter à votre parcours de visite en Haute-Corse. Pour en savoir plus, rendez-vous sur Corse-Matin.

Une chanson a aussi été dédiée aux illustres brigands : Les Bandits d'honneur, interprétée par le célèbre chanteur corse Antoine Ciosi. Voilà de quoi occuper vos 3 prochaines minutes et compléter votre playlist de musiques locales.

Et si vous aimez lire, vous trouverez dans mon article sur les livres et romans liés à la Corse certainement utile. Bon voyage entre Histoire et Légendes...


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Aux origines corses du Coca-Cola, autrefois un vin tonique aromatisé... à la cocaïne