L'histoire tumultueuse (et les trésors) de Cargèse, une colonie grecque dans le paysage corse

église latine de cargèse en corse

Si Sartène est “la plus Corse des villes Corses”, alors voilà le plus Grec des villages insulaires : Cargèse. En plus d'offrir tout le charme d'un village méditerranéen, cette petite cité du littoral occidental de l'île de beauté a comme particularité d'avoir été fondée par des colons grecs entre le 17ème et le 18ème siècle. Une histoire unique en son genre que je vous raconte ici (étant moi-même descendant direct d'habitants de Cargèse et de Renno), avec quelques belles idées de visites et activités à y faire.

Partons d'Ajaccio en direction du nord de l'île, en longeant la côte. La route croise Calcatoggio, Tiuccia, le splendide golfe de Sagone pour enfin nous porter aux abords de la cité grecque.


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L'histoire de la colonie grecque de Cargèse (ex-Paomia)

C’est au 17ème siècle que 800 Grecs de Laconie ont débarqué près de Cargèse (à Paomia, pour être exact) avec l’accord des Génois. Voici l'histoire - fleuve, je vous préviens - de ces migrants, qui ont fondé la première ville grecque de Corse. Une histoire tumultueuse, faite d'espoir et de souffrance.

“Ils occupaient la partie du Cap Matapan ou Bras de Maina, celle que l’on nomme aujourd’hui Porto Vitito (Vitylo, Oitylo).” C’est ainsi que l’auteur de Histoire de l’Isle de Corse évoque, en 1749, ce fameux peuple issu de la partie la plus méridionale de la Grèce, qui s’établit aux abords de Cargèse après une odyssée difficile, au cours du 17ème siècle.

L'odyssée d'un petit peuple du Magne

Le peuple du Magne, de même culture et tradition que les célèbres spartiates, résiste depuis plusieurs décennies au joug des turcs. S’ils défendent si bien leur terre contre l’occupant, c’est à la fois grâce à leur courage et leur force renommés dans toute la Morée (Péloponnèse), mais aussi - et surtout - grâce au relief enclavé de cette région de Grèce. Les historiens racontent que c’est là que Leonidas, Roi de Sparte, tînt tête à l’armée de Xerxès avec une troupe de quelques centaines de spartiates.

En 1669, les turcs, exaspérés par la résistance des maniotes (ou “maïnotes”), envoient contre eux des forces démesurées, cette fois par la mer. Alors que les villages des environs subissent impôts, brutalités et déshonneur, la petite communauté maritime de Vitylo décide de se tourner vers d’autres puissances, et plutôt que de se soumettre, de choisir l’exil.

carte magne colons grecs de cargèse

Le premier bateau à partir, sous un drapeau vénitien, est rapidement dévasté par l’armada turque. Une centaine de familles grecques disparaissent sous les flots, au large du Magne.

Malgré le drame, les maniotes restés à terre ne font pas marche arrière : plutôt mourir que s’asservir. S’échapper, quel qu’en soit le prix. Ils embarquent finalement, au nombre de 700, sur le pont de deux navires français ; et c’est une navigation affreusement longue, tempétueuse et meurtrière qui les ballotte de ports en ports méditerranéens entre le 5 octobre 1675 et le 11 janvier 1676, date à laquelle 550 âmes peuvent enfin être accueillies par la République de Gênes.

Une galère génoise est affrétée quelques semaines plus tard pour mener les exilés en Corse. “Après deux mois passés à Gênes, les Grecs touchent terre à la plage des Monaci, non loin du plateau de Carghèse, le 14 mars 1676”, nous dit Elie Papadacci, auteur d'un ouvrage historique sur la colonie grecque.

fresque migrants grecs en corse

La naissance de Paomia, une terre fertile et paisible

Là, la République leur propose 3 terres dépeuplées sur la côte orientale, entre Cargèse et Vico : Paomia, Revinda ou Salogna. “Mais celle de Paomia leur ayant parue la meilleure, ils y établirent leurs domiciles”, nous dit encore l’auteur de l’Histoire de l’Isle de Corse.

Il ne reste là que ruines de villages razziés par les sarrazins et maquis envahissant, mais avec la promesse d’une terre fertile et paisible. Ainsi naît Paomia, petite colonie grecque de Corse aujourd’hui disparue, et dont Elie Papadacci, descendant des colons, parle en ces mots dans son ouvrage :

L’antique Paomia, ravagée par les corsaires, se trouve à huit kilomètres de l’ancienne cité épiscopale de Sagone et à quatre kilomètres de la mer. Paomia comprend les ruines de neuf villages autour desquels se trouvent de beaux terrains plats, des jardins, des oliviers, d’anciennes vignes, d’anciens moulins, de l’eau en abondance…
— Elie Papadacci

Un petit paradis qui n’attend donc, en ce temps-là, que la volonté d’un peuple laborieux pour revivre. Avec l’aide technique des génois, et forts de leurs talents de cultivateurs et de bâtisseurs, ces colons grecs réussirent en quelques mois - pour leur malheur - à faire de Paomia un havre de paix et d’abondance.

Des décennies d'agressions contre la colonie grecque

Cela finit par attiser la jalousie et la convoitise des corses alentours, et notamment du village de Renno, “qui essayèrent plusieurs fois non seulement d’interrompre les progrès de cette nouvelle colonie ; mais encore de la ruiner entièrement. ils poussèrent même leur jalousie jusqu’à s’attrouper conjointement avec les habitants de Vico et venir les attaquer à mains armées le 21 août 1715.”

Il faut dire que quelques centaines de maniotes aguerris, passés par toutes les épreuves, et héritiers de l’esprit de Sparte, n’allaient pas se laisser faire par une grosse bande de locaux agressifs. Armés par la République de Gênes, ils repoussent les belligérants jusque dans leurs villages en quelques jours.

gravure littoral cargèse en corse

La paix, précaire, revient donc pour une quinzaine d’années. En contrepartie et en gage de leur volonté de s'insérer dans la société corse, les maniotes acceptent la proposition des autorités génoises de faire suivre leurs noms du suffixe "-acci". Cette condition transforme les Stephanopoulos, les Capodimachos, les Papadakis, les Zanetakos les Frimigakos et les Dragatsakos en Stefanopoli, Capodimacci, Papadacci, Zanettacci, Frimigacci, Dragacci. Désormais, les grecs conserveront leurs nouveaux patronymes "corsisés" durant toutes leurs migrations et jusqu'à nos jours.

Cette transformation des patronymes, on va le voir, ne suffit malheureusement pas à s'acheter le respect.

Si vous connaissez un peu l’histoire de Corse, vous savez certainement que les premiers soubresauts révolutionnaires se manifestent en 1729 ; les rebelles corses se dressent massivement contre le dictateur génois, qui “possède” l’île depuis près de 4 siècles sans jamais réussir à la dominer pleinement.

Ce fut dans le Bozio que la Révolution corse éclata, quand la population, à la suite d’une mauvaise récolte, refusa de payer des impôts. En peu de temps une grande partie de l’île tomba sous le contrôle des insurgés.
— Dorothy Carrington, Cervioni, 1989

Et si vous avez suivi jusqu’ici, vous avez aussi compris que les colons grecs de Paomia doivent en grande partie leur survie à la République. La situation est plus que complexe sur le plan politique pour cette petite communauté isolée…

Ce qui devait arriver arriva.

“En 1731, le refus des colons de se joindre aux insurgés et de se placer sous la bannière à tête de maure irrita les corses qui ne virent plus en eux que des ennemis”, raconte Elie Papadacci qui détaille ensuite les nombreuses vicissitudes qui ponctuent la période révolutionnaire corse, et frappent sans cesse la colonie grecque.

Contraints de fuir face aux assauts répétés des habitants de la province et sous la menace des naziunali de Pasquale Paoli, les grecs se séparent, prouvant si ce n’était déjà fait, selon Elie Papadacci, que “la capacité de souffrance de ce petit peuple n'avait pas de limite ; il conservait une dignité et une fierté qu’aucun malheur ne pouvait atteindre.”

Alors que certains font le choix, difficile, de retourner au pays plus de 50 ans après l’arrivée en Corse de leurs ancêtres, une grande partie de ces enfants de migrants fuient par la mer et trouvent refuge à Ajaccio non sans avoir subi de lourdes pertes dans un assaut fulgurant des montagnards corses.

Pendant que les survivants s’installent tant bien que mal dans la cité ajaccienne, leurs agresseurs, eux, pillent et saccagent Paomia, “arrachant les vignes, coupant les arbres fruitiers, dévastant les semailles. [...] Cette région qui, peu auparavant, était si florissante, devient en quelques jours un lieu de désolation.”

Les grecs, ayant tout perdu, dénués de tout, sont toutefois traités avec beaucoup d’égards par les autorités génoises et les grandes familles terriennes d’Ajaccio. On recrute activement ces réfugiés grecs renommés pour leurs excellentes capacités dans les travaux agricoles. Le petit peuple démaquise rapidement les environs et fait fructifier les terres, comme il a su le faire à Paomia. Les familles grecques grandissent.

Tout va donc pour le mieux ? Presque. Car quelques différents naissent entre eux et l'évêché d’Ajaccio, les grecs, orthodoxes, ne respectant pas le calendrier des fêtes ni la liturgie catholique locale. Pour apaiser les esprits, en 1732, on concède donc aux migrants un oratoire situé à l’entrée de la route des Sanguinaires, petit édifice religieux (bâti par un Pozzo di Borgo) que l’on appelle alors “La Madona del Carmine”. Cette chapelle devient en cette circonstance la “Chapelle des Grecs”, nom que beaucoup d’ajacciens lui attribuent de nos jours.

Je pourrais tracer un long récit sur les aléas de la communauté grecque entre 1731 et 1769, mais je vais vous résumer l’essentiel à savoir ; pour le reste, si vous vous intéressez à la république paoliste, des livres bien plus détaillés répondront à ta curiosité.

Après une tentative infructueuse de réinstallation sur les terres de Paomia, malheureusement dévastées, les grecs bénéficient de l’aide du gouvernement de Paoli pour rebâtir l’antique colonie grecque, hélas sans succès.

La communauté est plus dispersée que jamais. D’autant que son attitude, toujours complice des génois ou des français selon les circonstances, indispose énormément les patriotes corses. La tranquillité des migrants est donc très fragile sous l’indépendance, car ils sont régulièrement - et logiquement - confrontés à des heurts avec la population insulaire.

La fondation de Cargèse en 1773

C’est finalement le Comte de Marbeuf qui s’intéresse aux grecs, désormais près d’un millier en Corse. Et la chute de la république paoliste, à Ponte Novu, transforme radicalement l’avenir de la colonie grecque, comme nous l’explique encore Elie Papadacci :

En 1773, après inspection des ruines de Paomia, les autorités françaises d’Ajaccio (sous l’égide du Comte de Marbeuf) suggèrent l’implantation de la colonie sur un nouvel emplacement situé à la pointe de Cargèse, à trois kilomètres de Paomia, sur un plateau en bordure de mer.
— Elie Papadacci

Une majorité de grecs accepte donc, en 1773, de quitter Ajaccio et les environs pour implanter leur nouvelle colonie non loin de Paomia, sur un plateau situé en bordure de mer. 150 familles, pour 428 personnes, forment la population de la nouvelle Cargèse.

Cette population trouve toujours un protecteur en la personne de Marbeuf (puis plus tard en Bonaparte, mais je ne m'attarderai pas là-dessus). Le Comte, remercié en 1778 par le Roi pour ses services rendus à la Corse - autrement dit, dans le langage de Sa Majesté Louis XVI, pour la pacification et la répression des rebelles paolistes - obtient le titre de Marquis et en guise de fief perpétuel, les terres allant de Paomia à Piana.

gravure paomia cargèse corse

Il y fait bâtir à flanc de colline un magnifique château, dont l'avenir ne sera pas plus heureux que d'autres édifices de ce genre avant lui : les révolutionnaires le rasent en 1793. Marbeuf meurt quelques années avant le saccage, laissant chez les habitants de son marquisat une réputation ambiguë d'oppresseur et de gestionnaire avisé.

Pour les descendants des fugitifs maniotes, il semble que la vie soit revenue à la normale quelques années après la Révolution Française, et une dernière persécution lamentable des habitants de Renno et Vico.

Protégée par le Général Casabianca, représentant de Napoléon Bonaparte en Corse, Cargèse se rebâtit et s'enrichit doucement. On se réapproprie la langue des ancêtres, les us et coutumes d'autrefois. Petit à petit, les communautés se rapprochent, dépassent les rares querelles et “quelques années plus tard”, selon Elie Papadacci, “des Corses, hommes et femmes, s’étant épris de la beauté des descendants de la belle Hélène, de nombreux mariages resserrent cette bonne entente.”

Mon histoire s'arrête ici... ou presque.

Cargèse, une culture mixte, gréco-latine

Cargèse change énormément en quelques générations. Les rapprochements familiaux entre corses et grecs, dont ma famille est le meilleur exemple, ont fait évoluer la pratique religieuse.

La latinisation gagne du terrain dans cette ville jusqu'ici d'héritage orthodoxe, et en 1829, on édifie l'église latine face à l'église grecque, "à cent mètres environ l'une de l'autre ; leurs façades se font vis-à-vis, et le soleil qui se lève derrière l'église latine vient frapper la façade de la grecque dirigée vers l'orient" (Élie Papadacci).

église grecque de cargèse
église latine de cargèse

Sachez toutefois que si vous vous rendez à Cargèse, l'édifice grec n'est pas celui d'origine ; trop petite, l'église d'autrefois a été abandonnée au profit de celle que l'on observe aujourd'hui au cœur de la ville.

Comme vous l'aurez compris à la lecture de l'histoire de Cargèse, on peut donc encore admirer dans le village sa grande église Grecque (elle a du être reconstruite au 19ème siècle, l’ancienne étant devenue trop petite) qui a conservé le rite oriental : les icônes, l’iconostase, la procession du lundi de Pâques…

Mais on peut aussi voir juste en face de l’église Grecque, son église Latine de styles néoclassique et baroque.

Aujourd'hui, plus personne - ou presque - ne parle le Grec à Cargèse. L'intégration dans la société corse est complète. Mais les racines helléniques restent une fierté pour ses habitants.

Randonnées et plages de sable blanc autour de Cargèse

Vous pourrez y loger très facilement car Cargèse compte de nombreux petits hôtels, des résidences de tourisme, des locations saisonnières et des campings (l’office de tourisme édite un livret qui recense toutes les possibilités d’hébergement et les offres d’hôtels). Et vous trouverez à Cargèse de quoi occuper vos journées de vacances, soyez-en assuré(e).

En plus de la ville, de ses jardins, de ses ports de pêche et de plaisance, vous verrez qu’il est possible de faire de nombreuses promenades. Des chemins de randonnée partent à proximité soit vers le maquis soit vers le bord de mer.

Pour ceux qui n’ont pas peur de la marche à pieds, vous atteindrez les anciennes mines de cuivre de Revinda en 6h aller-retour. Et pour les grands randonneurs, sachez que le village de Cargèse est aussi le départ ou l’arrivée de deux des grandes randonnées : Tra Mare e Monti pour remonter à Calenzana (en 10 jours), et Mare a mare Nord qui traverse tout le centre de la Corse jusque Moriani (en 12 jours).

Voici quelques idées de promenades ouvertes à tou(te)s :

  • La randonnée vers la pointe de Cargèse : elle fait le tour de la pointe de Cargèse en environ 1h30 et sans grande difficulté.

  • La randonnée vers la statue d’U Scumunicatu. Elle passe à travers le maquis Corse, amène à l’ancienne Paomia (le lieu d’arrivée des Grecs en Corse) et se termine par la vue de la statue-menhir… d’une femme. Ce qui est très rare. Elle se fait en 2h30 aller-retour.

  • La randonnée de Cargèse vers la tour d’Omigna. Elle fait le tour de la pointe d’Omigna sur laquelle se dresse une tour génoise. La tour génoise d’Omigna avait abrité les Grecs avant leur départ pour Ajaccio. Accessible, cette randonnée se fait en environ 2h30 aller-retour.

Si vous avez une envie de baignade, vous serez également servi(e) : de magnifiques plages comme celle de Perù ou celle de Mesasina entourent Cargèse. Vous pouvez également redescendre dans le golfe de Sagone, pour vous arrêter sur la longue plage du Liamone, entre mer et rivière.

Un poème sur Cargèse pour faire voyager l'esprit

“C'est Cargèse : des Grecs, partis de Laconie

Pour fuir de l'Ottoman l'esclavage odieux,

S'abritèrent jadis dans cette colonie,

Et firent un jardin de ces agrestes lieux.

Tout y rappelle encore le cher pays de Grèce ;

Les myrtes odorants, le ciel pur, azuré,

Les hommes grands et bruns, pleins de force et d'adresse,

Les filles aux yeux noirs, au teint mat et doré.

Le lentisque et le ciste y mêlent leur arôme

Dans les taillis touffus ; l'air en est embaumé !

De nos pères encore chante le doux idiome :

Allez-y, voyageur, vous en serez charmé.”

Ce poème est signé par un auteur grec de Cargèse, nommé Drimaracci-Servo.


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